L’élevage, oui, mais pourquoi ?
Avant l’homme
Commençons par un bref historique.
Imaginez un monde où l’homme serait absent du paysage. Un monde où la nature se développe en toute autonomie et où l’évolution des espèces n’est pas influencée par Homo Sapiens. Ce monde imaginaire est en réalité celui qui a prévalu sur notre planète durant des millions d’années.
Les ancêtres de nos petites abeilles d’aujourd’hui sont apparus il y a environ 100 millions d’années et ont eu le temps d’évoluer librement jusqu’à ce que les Egyptiens commencent à domestiquer l’abeille mellifère en lui construisant les premières ruches, il y a environ 4500 ans. 1https://fr.wikipedia.org/wiki/Apiculture

Abeille fossilisée dans de l’ambre
Depuis 50 millions d’années, cette abeille sans aiguillon, du genre Melipona, repose dans ce morceau d’ambre jaune, découvert au début du 20e siècle au bord de la mer Baltique. Depuis, les abeilles sans aiguillon n’ont pratiquement pas changé. Elles sont aujourd’hui natives des tropiques.
(L’apiculture – Une fascination – Edition SAR – Volume 5, page 9)
Durant tout ce temps, différentes espèces d’abeilles se sont développées sur toute la planète et se sont adaptées, au fil des générations, à leur environnement. On estime aujourd’hui le nombre d’espèces d’abeilles dans le monde à 30 000. Les conditions climatiques et géographiques ont eu un rôle prépondérant dans cette évolution. Chaque espèce s’est même divisée en différents écotypes (sous-espèces), particulièrement adaptés à un habitat donné.
Si l’on considère l’Europe, une seule espèce d’abeilles mellifères s’est développée : l’Apis mellifera. Et durant ces quelque 100 millions d’années, une vingtaine de sous-espèces distinctes sont apparues. En Europe du Nord on retrouve une abeille résistante à l’hiver, qui fait beaucoup de réserves, qui passe la période froide en petites colonies et qui démarre rapidement au printemps (Apis mellifera mellifera et Apis mellifera carnica). Ou alors dans le Sud des écotypes qui ne ralentissent que peu le rythme durant la saison froide, hivernent en grosses colonies (Apis mellifera ligustica). Chaque race a des caractéristiques bien définies et marquées dans sa génétique depuis des milliers d’années.

Les principales sous-espèces d’Apis mellifera en Europe
Orange : Apis mellifera mellifera / Rouge : Apis mellifera ligustica / Bleu : Apis mellifera carnica
L’homme: berger des abeilles et migrant.
Même si l’homme a tenté de domestiquer l’abeille mellifère, il n’a cependant jamais pu améliorer le rendement et la qualité des colonies. Il s’est contenté de construire des maisons capables de retenir les abeilles afin de faciliter la récolte de miel. Et jusqu’ici, aucun problème particulier ne se posait, tout se passait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Le premier problème arriva avec la conquête des nouveaux continents et l’essor de la navigation dès le 16ème siècle. En effet, les premiers migrants apportèrent leurs espèces d’abeilles avec eux et c’est ainsi qu’on retrouva en 1530 de l’Apis mellifera iberica au Brésil, ou en 1622 de l’Apis mellifera mellifera à New York. Ces abeilles européennes avec des caractéristiques prévues pour un environnement précis se retrouvèrent à des milliers de kilomètres de là et se mélangèrent avec les abeilles locales. Ce mélange (que l’on appelle hybridation) augmente la diversité génétique, mais, et c’est là le problème, dilue les caractéristiques bien ancrées dans les gènes.

Propagation de l’abeille mellifère occidentale par l’homme
Diffusion originelle de l’apis mellifera. Les premiers migrants apportèrent l’Apis mellifera mellifera ou l’Apis mellifera iberica en Amérique du Nord et du Sud, en Australie, en NouvelleZélande et en Tasmanie. D’autres races européennes et africaines de l’abeille mellifère occidentale furent propagées mondiale ment.
Extrait du livre L’apiculture – Une fascination – Edition SAR – Volume 5, page 21
Ce problème d’hybridation est resté marginal jusqu’au 19ème siècle et l’invention de la ruche à cadres mobiles. Cette innovation technique entraîna un formidable essor de l’apiculture et de ce fait, la demande en colonies explosa. Les besoins furent couverts en important des abeilles d’Italie, d’Autriche ou même de Grèce, de Chypre ou d’Egypte. L’hybridation devient alors très importante et l’on constata que les colonies devenaient agressives, essaimaient beaucoup, les récoltes de miel fluctuaient et l’hivernage devenait de plus en plus difficile. 2Une fascination – Edition SAR – Volume 5, page 19.
L’apiculture moderne
L’invention de la ruche à cadres mobiles développe aussi les prémices de l’élevage des reines. On peut citer François Huber (1750-1831) comme pionnier des techniques d’élevage. 3https://fr.wikipedia.org/wiki/François_Huber

Les ruches à cadres mobiles
En retirant un cadre après l’autre d’une ruche à cadres mobiles, on peut observer l’état sanitaire de celle-ci et “voir” facilement à l’intérieur de la colonie ce qui se passe sans avoir besoin de détruire les constructions en cire.
Survint alors le deuxième problème. La possibilité pour l’homme d’élever ses propres reines, la fécondation dirigée, voire l’insémination artificielle, a donné à l’homme la possibilité de se substituer à la nature en pratiquant la sélection dirigée. Que ce soit dans le but de lutter contre contre l’acarien des trachées (acariose) qui décima la plupart des abeilles en Angleterre au début du 20ème siècle (buckfast), ou pour augmenter le rendement des colonies en croisant des races africaines et européennes (Abeille africanisée), l’homme a mélangé tellement de sous-espèces ces deux derniers siècles que certains écotypes européens, vieux de milliers d’années, ont failli disparaitre !
Le tableau que je dresse jusqu’ici ne soutient pas beaucoup l’élevage et la sélection et l’on comprend d’une manière évidente que l’homme est responsable de ce chaos.
L’homme réagit
Durant les années 50, les apiculteurs de toute l’Europe, mais en particulier en Allemagne et en Suisse Romande, ont tiré le consta de ces abus. Quel qu’en soit le but, l’hybridation n’amène rien de bon et il est temps de faire quelque chose pour rectifier le tir.
L’idée qu’eurent ces apiculteurs fut la suivante : repartir d’une sous-espèce pure (non hybridée) et pratiquer un élevage et une sélection rigoureuse pour garantir le maintien de cette pureté afin de conserver les caractéristiques éprouvées d’un écotype déterminé. Mais pour ce faire, il ne suffit pas d’aller dans un endroit reculé récupérer quelques essaims non-hybridés d’une race adaptée à la région, non! Car dès que la reine remèrera, sa fille se fécondera avec une multitude de faux-bourdons hybridés et la pureté disparaîtra génération après génération. Il est donc obligatoire, pour conserver la pureté, de mettre en place des fécondations dirigées avec des mâles eux aussi purs.
Conclusion
Depuis plus de 70 ans et suite aux abus de l’élevage et de l’hybridation et à la prise de conscience des problèmes qui s’en suivent, les éleveurs de la SAR, ainsi que de nombreux éleveurs de par le monde, travaillent d’arrache-pied pour maintenir les races pures. Chez nous, la Carnica (Apis mellifera carnica) est conservée, année après année, à son plus haut niveau de pureté, tout en préservant une diversité génétique suffisante. (L’historique ainsi que comment tout ce système s’est mis en place et fonctionne aujourd’hui en Suisse Romande sera le thème d’un futur article : L’élevage SAR)

Les Moniteurs Eleveurs
Un groupe de Moniteurs Eleveurs en train d’évaluer des colonies afin de sélectionner celles qui ont les caractéristiques souhaitées.
Avec le temps, d’autres problèmes sont apparus : Le varroa, les virus, les changements climatiques, les changements dans le paysage, etc. Les éleveurs SAR ont pris en compte ces problèmes et essaient, à leur niveau, d’aider la nature en sélectionnant des abeilles qui ont un instinct de nettoyage élevé afin de diminuer l’infestation de varroa, ou des abeilles qui s’adaptent aux changements des cycles annuels ou des apports de nectars.
L’élevage et la sélection sont donc nécessaires pour avoir au rucher des abeilles qui peuvent exprimer tout le potentiel qui a été sélectionné par la nature depuis des milliers d’années. Le rôle des Moniteurs Eleveurs est de faire le travail de conservation et de sélection ainsi que de mettre à disposition de chaque apiculteur le patrimoine génétique qu’il pourra multiplier pour ses propres besoins et ainsi remplacer les reines qui remèrent et s’hybrident petit à petit.
Cet article a donc répondu aux principales questions relatives à l’élevage, son origine, quels peuvent en être les abus et surtout, pourquoi il est important aujourd’hui d’utiliser des reines de sélection. D’autres questions se posent alors : Quelle race d’abeilles utiliser en Suisse Romande ? Comment se procurer des reines quand on n’est pas éleveur ? Comment élever ses propres reines ? Nous répondrons à ces questions dans de prochains articles.
D’ici là, bonne saison apicole.
Pour le Groupement Valaisan des Moniteurs Eleveurs SAR
Julien Balet
Merci pour ces articles très documentés qui me permettent de faire évoluer mon propre cours d’apiculture.
C’est une écriture passionnante
Je suis un fan de la Carnica suite aux stage que j’ai suivis avec le Belge Henri Renson.
Elle convient bien à mon secteur assez aride d’un plateau du sud lyonnais
Merci pour votre chaleureux message. Le partage des connaissances est la clé de la formation 😉
Bonne continuation dans la rédaction de vos articles/ouvrages.
Bien à vous.
Je te savais scientifique. Je découvre le vulgarisateur avec beaucoup d’intérêt. Merci Julien pour l’excellent travail de ME et pour la transmission du savoir, qui, sans partage, se perd définitivement un jour ou l’autre…
Salut Julien, bonne idée cette série d’articles! C’est super! Je me réjouis de connaître les raisons qui ont poussé la SAR à choisir la carnica, et pas l’abeille noire “suisse allemande” (si il existes un tel ecotype). Pierre F.
La réponse dans un prochain article 😉